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La Solitude





Je descendais Hampstead Hight Street pour aller retrouver Mister John Baker. J'aimais flâner le soir dans les rues de Hampstead. Je faisais toujours de longs détours avant d'arriver au Old Bull and Bush, la taverne où John Baker me donnait rendez-vous. Il y connaissait de nombreux écrivains et reporters, dont un certain Dickens.
Ce soir-là, la nuit était sombre, il faisait froid. J'étais seule. Soudain, une ombre terrifiante surgit à travers le brouillard, on aurait cru la mort personnifiée. Je ne vis qu'une silhouette revêtue d'un long manteau noir. La peur ou l'étonnement m'empêchait de parler. Je n'arrivais pas à prononcer un seul mot, ni à bouger un seul membre de mon corps. J'étais paralysée. Je n'étais plus qu'une statue, un jouet fragile et vulnérable. L'ombre serra délicatement mon cou, elle effleura si soigneusement ma peau que j'en frissonnais. Que faire ? Crier ? Partir ? Je ne savais plus...
Je ne disais rien, comme si ma vie dépendait de cette étrange apparition. Puis elle effleura ma main et y glissa un papier. Tout allait si vite... Quand elle disparut dans l'obscurité de la nuit, ma peur, étrangement, se transforma peu à peu en un sentiment d'indifférence. Tout ce qui existait autour de moi me semblait n'avoir plus d'importance. L'ombre envahissant chacune de mes émotions m'avait comme aliénée. Pourquoi ? Comment ?
Plus je pensais à cette créature, plus je m'éloignais de la réalité. Elle faisait désormais partie de ma vie, je le savais.
J'arrivais enfin dans ce pub tant apprécié des artistes.
John m'y attendait :

- Entrez avant qu'on ne vous en interdise l'accès !
Les femmes n'étaient pas toujours très bien acceptées dans les pubs en 1832, mais nous passions outre les conventions sans s'en être complètement libérés. Mon visage devait exprimer l'angoisse puisque, à peine assise, il me demanda :

- La Solitude vous a-t-elle surprise dans votre sommeil ?

- Que dites-vous ? La Solitude ? demandai-je avec un calme apparent.

- Je lis simplement les quelques vers que vous avez écrits sur ce feuillet. Vous avez du talent, les meurtres vous inspirent !

J'avais oublié que l'ombre m'avait donné ce papier. Une étrange phrase y était inscrite : “Douce et amère, elle m'enlace et me lasse : la Solitude”

- Je ne comprends pas... John, je n'ai pas écrit ces mots, c'est...

- N'en parlons plus. Si vous saviez comme j'en ai assez d'être sur cette enquête !

- Quelle enquête ? Quels meurtres ?

- Comment, vous ne savez pas ? Mais alors, pourquoi avoir écrit cette phrase ?

John était journaliste-reporter au Mysterious Death. Il enquêtait sur les morts suspectes survenues à Londres ces cinq dernières années. Les mystères l'intéressaient...

- Je n'ai rien écrit !

-Où avez-vous eu ce papier ? Plusieurs femmes sont mortes à cause de cette satanée Solitude ! Je n'ai aucun indice, tout ce que je sais, c'est qu'une première fois elle apparaît à la victime sous la forme d'une ombre. Ensuite, elle revient harceler sa proie, qui le plus souvent sombre dans une dépression. Et finalement, pour accomplir pleinement son rite, elle tue la pauvre femme à coups de couteau. On l'appelle la Solitude car c'est de cette façon qu'elle veut qu'on la nomme. Bien souvent, elle écrit à la police en utilisant ce pseudonyme. Elle se croit invincible et aime se jouer des autres.

Alors, l'ombre que j'avais vue ce soir n'était autre que la Solitude ! Cette ombre vivante, représentant activement la mort, menaçait mon âme… Comment lutter contre une ombre ? John me demanda si je voulais aller quelque part, mais je ne voulais plus rien. Il me prit la main, cela ne me fit aucun effet. Que m'arrivait-il ? Cet homme assis en face de moi me paraissait si loin, si loin de tout ce que je pouvais ressentir

- Que se passe-t-il Jessica ? Ai-je fait quelque chose de mal ?

La peur de lui communiquer mon angoisse m'enchaînait à mon silence :

- Je ne me sens pas très bien. J'ai dû attraper froid.

Nous restâmes silencieux Il me raccompagna jusqu'à ma maison de Hampstead, où mon oncle devait m'attendre.

- C'est à cette heure-ci que tu rentres ? Ici, il y a des règles à respecter : les miennes !
Mon oncle, bourgeois dans l'âme, était un tyran. La morale puritaine était sa seule loi, et nous devions, ma cousine et moi, nous y soumettre :

- Pardonnez mon retard. Permettez-moi de prendre congé de vous, j'aimerais aller me reposer. La journée a été éprouvante.

Je m'apprêtais à monter dans ma chambre quand il jeta violemment le Mysterious Death sur la table :

- Regarde ! Maudits soient ces journalistes qui parlent de ces crimes ! Il y a encore eu un meurtre. Ton ami ne t'en a pas parlé ? Pourquoi fréquentes-tu ces gens-là ? Ils te souillent !

- La Solitude a déjà fait dix victimes ! m'exclamai-je en lisant le titre du journal.

- Dix, vingt, trente, quarante, peu importe ! Tu ne dois pas savoir ces choses-là ! La pureté mon enfant est une vertu qu'il faut protéger. Connaître le mal, c'est faire le mal. Toucher le diable, c'est être démon. Va, va te coucher, je suis fatigué...

Lorsque je voulus l'embrasser pour lui souhaiter une bonne nuit, il me rejeta brusquement. Mon oncle semblait préoccupé. Je savais qu'il était sorti ce soir-là car ses chaussures étaient pleines de boue. Avait-il des problèmes ?

Le lendemain, John vint me retrouver. Il m'annonça qu'un autre meurtre avait été commis près de l'endroit où nous étions la veille. Il me demanda si je n'avais rien vu. Que lui dire ? La vérité bien sûr mais c'était si difficile, l'ombre solitaire oppressait mon âme, je n'aurais su dire pourquoi. Quand bien même j'aurais voulu me confier, son souvenir torturait ma conscience. Quel pouvoir maléfique cette ombre possédait-elle ? Qui était la Solitude ? Et pourquoi avais-je l'étrange impression de la connaître depuis toujours ? Me voyant indécise, John se mit brusquement en colère :

- Ca suffit maintenant ! Qu'avez-vous ? Parlez-moi. Je ne peux pas vous aider si vous vous obstinez à vous taire !

- Je... elle... J'ai vu la Solitude, dis-je en avalant les syllabes dans ma précipitation.

- Que dites-vous ? Pourquoi ne pas m'en avoir parlé ?

Je cherchais mes mots mais ne les trouvais guère. Le cours de mes pensées ne suivait aucune logique. Les paroles que je voulus prononcer ne furent qu'ombres et tortures. Mon discours était incohérent, j'en avais conscience, mais je ne pouvais lutter :

- John, ne m'en veuillez pas. Je ne sais pas ce que j'ai. Je ne m'appartiens plus, j'existe sans être....

- Vous délirez. Venez, asseyez-vous. Avez-vous bu quelque alcool qui aurait pu vous mettre dans cet état ?

- Bien sûr que non ! Oseriez-vous douter de...

- Non... non... Mais ce que vous me dites est grave. Si la Solitude vous traque, vous devez être protégée !

- Pas question !

Je pris le journal que mon oncle avait laissé sur la table :

- Vous voyez, tous ces meurtres, toute cette violence aliènent notre société, cela se répercute sur la conscience de chaque individu, et ma conscience à moi est malade. Vous entendez, malade ! J'ai vu l'assassin ! C'est le diable en personne, et je ne veux plus m'en approcher !

John semblait gêné ou réfléchir. Après un long silence, il tenta de me rassurer :

- Calmez-vous, je vais vous aider, je vous le promets. Je reviens vous chercher ce soir... J'ai un plan. Nous discuterons mieux à la taverne.

Le soir arriva enfin. J'attendais John Baker, quand soudain une ombre s'empara de moi. Je reçus un coup violent sur la nuque, puis plus rien, le noir.
Allez réveillez-vous ! Je viens sauver votre âme, me cria une voix d'homme. Je connaissais cette voix. Je ne pouvais rien voir, un bandeau recouvrait mes yeux. L'homme m'obligea à avancer. Nous devions être dans le quartier est de Londres car j'entendais des femmes qui appelaient et des enfants qui mendiaient. Plusieurs fois, mes pieds heurtèrent des individus allongés par terre. Je ne savais pas où j'allais. On m'arrêta au pied des marches d'un escalier. J'entendis le grincement d'une porte, puis on m'enferma dans une pièce qui sentait le moisi.
Qui était cet homme ? Je le connaissais, je le savais…
Il s'approcha de moi et frôla mon bras avec un couteau. Violente fut ma souffrance lorsque je sentis la lame aiguisée s'enfoncer dans ma chair.
Tout à coup, j'entendis la porte s'ouvrir, je reconnus la voix de John. Rixe, pugilat. Puis de nouveau la voix de John :

- Attendez, je vais vous détacher...

- Comment m'avez-vous trouvée ?

- Je vous ai suivie. Je suis resté en bas de chez vous toute la journée. Je m'inquiétais... Allez, venez, il faut que l'on rattrape la Solitude !

John prit brusquement ma main et m'entraîna dans les quartiers miséreux de London East. Je ne voyais autour de moi que des pauvres gens auxquels on avait volé toute dignité. J'entendais des cris, des toussotements, des raclements de gorge, des insultes... On se serait cru en enfer.
Enfin, je reconnus les Docks. Nous étions au bord de la Tamise. Des marins ivres chantaient.

Au milieu de ce brouhaha incessant, une voix masculine angoissée hurla :

- Laissez-la tranquille ! On aurait cru la voix de mon...
L'homme portait une large écharpe qui dissimulait le bas de son visage. Il projeta John contre un mur. Je ne pouvais appeler au secours, les chants des marins auraient couvert ma voix. L'homme, tout de noir vêtu, me dit doucement :

- N'ayez pas peur. je dois vous sauver. Le diable, la Solitude, je suis...

Un coup de feu retentit. L'ombre tomba dans la Tamise. John avait sûrement tué la Solitude. Le lendemain, il vint me voir pour me dire que la police n'avait toujours pas retrouvé le cadavre de celui qu'on présumait être la Solitude. Il me montra son article dans le Mysterious Death. On supposait que, blessée, la Solitude s'était noyée. John repartit presque aussitôt, prétextant qu'il était sur une autre affaire. J'étais seule et mon oncle n'était pas encore rentré.

Depuis ce jour, je ne l'ai jamais revu.




A.L (nouvelle écrite à 18 ans)

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