Les gens qui passaient au coin de la rue du Diable pouvaient observer chaque jour une vieille femme en haillon, assise sur une couverture usée, sale et puante. Cela faisait déjà plusieurs années qu'elle s'installait régulièrement au coin de cette rue sombre et morbide. Elle s'asseyait toujours au même endroit, en face d'une vieille auberge. Cette rue, qui devait dater du Moyen Age, était pavée. Selon les dires, son nom lui avait été donné lorsqu'un jeune homme nommé Thibaud s'enflamma subitement et mourut brûlé vif sans aucune explication rationnelle. La légende dit, que la nuit, on peut entendre les cris de douleurs du jeune garçon agonisant. Son âme hanterait encore cette rue diabolique.
Chaque jour la vieille femme criait sans cesse : "Il est là ! Taisez-vous ! Il est là ! Mon âme est morte en le voyant ! Satan est ici ! Partez ! Fuyez !"
En général, les gens passaient rapidement devant elle, sans même la regarder. Les plus compatissants lui jetaient quelques piécettes. Mais chaque fois, finalement, elle se retrouvait seule face à son angoisse.
Un jour qui devait ne pas être comme les autres, un jeune homme nommé Patrick Loisot s'arrêta pour lui demander quel était son nom. La vieille, sans répondre à la question, sourit malicieusement dans l'obscure noirceur de la rue du Diable ; puis elle demanda au jeune innocent s'il voulait écouter son histoire. Patrick, toujours curieux de savoir, et comme envoûté ou attiré par une force supérieure, dit à la vieille femme avec enthousiasme :
"J'accepte ! Installons-nous dans cette auberge, nous serons mieux."
Ils allèrent tous deux à pas lents, la vieille accrochée au bras du jeune homme. Quel triste tableau...
L'auberge à cette heure-ci était vide, les gens n'y venaient que la nuit :
"Je m'appelle Patrick Loisot, et... vous ? "
"Edith... Enfin je crois... ça n'a pas beaucoup d'importance."
Patrick sortit un carnet puis un stylo de la poche intérieure de son manteau. Il prit un air sérieux pour dire :
" Bon, racontez-moi votre histoire ma chère Edith."
" Mon histoire n'est qu'une ombre vous savez ?"
"Dites toujours... C'est mon métier d'écouter les gens."
Patrick, un psychologue très apprécié des ses patients, était toujours avide de connaissances irrationnelles.
"Je vais vous raconter les peines du silence, dit soudain Edith car la douleur se partage, pour en être délivrée, il faut la transmettre à quelqu'un d'autre."
Tout en disant ces mots, la vieille femme fixait longuement le jeune homme. Cela le mit mal à l'aise, il toussa un peu. Les yeux de la vieille, aussi envoûtants qu'effrayants, brillaient comme deux flammes. Affaiblie, décatie, elle était laide et ressemblait à un démon. Patrick se demandait si l'image qu'il avait de la personne en face de lui était vraiment réelle. Cette femme était-elle vraiment avec lui dans cette auberge ? D'ailleurs, le peu de personnes qui étaient présentes n'avaient pas l'air de se préoccuper d'eux. Edith serra la main de Patrick avec ses ongles, ce qui était très douloureux :
"Lâchez-moi ! s'exclamait-il en vain."
"Tu veux connaître mon histoire ! La voici !"
Tout en disant ces mots, elle serrait de plus en plus fort la main de Patrick, jusqu'à la faire saigner.
"Je ne comprends pas. Que dites-vous ? Arrêtez, vous me faites mal !"
"Tu comprendras plus tard. La douleur se transmet, si tu veux t'échapper de ton mal, donne-le à qui veut t'entendre !"
En s'arrachant violemment des griffes de la vieille, Patrick se fit extrêmement mal. Edith avait changé d'aspect, ses yeux ne semblaient plus cracher du feu mais étaient recouverts d'un voile noir, le voile de la mort. Elle n'était plus qu'un cadavre vivant, une ombre sale et puante. Elle s'évanouit et retomba sur sa couverture, qu'elle avait emmenée avec elle. L'aubergiste se précipita vers la vielle femme ; il criait à Patrick d'appeler une ambulance, mais ce dernier, à bout de nerfs, s'enfuit en courant sans même savoir si Edith était toujours vivante. Il longeait anxieusement la rue du Diable, quand tout à coup il rencontra un homme habillé en moine. Ce dernier passa à côté de lui et lui chuchota à l'oreille gauche : "Trop de violence a perverti mon âme. Trop de silence m'a transformé en diable."
"Qui êtes-vous ?", cria Patrick. Mais lorsqu'il se retourna, le moine avait disparu.
Quel cauchemar, se disait le jeune homme, ce n'est pas possible !
Le lendemain, à l'aube, après une nuit agitée, Patrick retourna sans raison apparente rue du Diable. Il arrivait devant l'auberge quand il vit une foule de gens. Certains s'exclamaient avec stupéfaction :
"Elle est morte !".
Il s'approcha, tenta de s'immiscer dans la foule afin de savoir ce qui s'était passé. Il reconnut tout d'abord la couverture à moitié déchirée. Une odeur nauséabonde s'en dégageait, une odeur de porc grillé. De toute évidence, les cendres du corps de la vieille femme s'y trouvaient, car certains dans la foule disaient : "Je l'ai vue, elle a brûlé toute seule ! Incroyable !". La police arriva enfin. Elle éloigna la foule, cependant qu'un jeune lieutenant s'exclamait : "Oh mon Dieu !". A ce moment là, un moine passa dans la rue du Diable et dit : "Trop de violence a perverti mon âme. Trop de silence m'a transformé en Diable."
Patrick se retourna en entendant ces paroles et courut vers cet étrange moine : "Attendez !" cria-t-il, mais le moine ne l'attendit pas.
Les phrases de cet homme mystérieux hantaient l'esprit déjà égaré de Patrick. Il avait mal à la main. Il regarda sa blessure qui commençait à s'infecter. Il frotta un peu, jusqu'à ce qu'un liquide verdâtre s'en écoule lentement. Que se passait-il ? Avait-il contracté une étrange maladie au contact d'Edith ? Il rentra chez lui, rue du Miel, s'allongea quelques instants pour se détendre. En vain. Sa blessure lui faisait de plus en plus mal. Ne s'en inquiétant pas outre mesure, il mit un pansement. Soudain, quelqu'un sonna à la porte. Patrick alla ouvrir mais ne vit personne. Il n'y avait qu'un intriguant paquet déposé sur le sol. Il l'ouvrit, c'était la couverture d'Edith. L'odeur qui en émanait le dégoûtait. Qui avait déposé ce paquet ici ? Et pour quelle raison ?
Patrick, n'en pouvant plus de se poser tant de questions, retourna rue du Diable ; son intention étant de retrouver cet étrange moine. La rue était déserte. Il décida de rentrer dans l'auberge. Soudain il entendit une voix qui lui était familière : "Vous vouliez me parler ?"
Surpris, il reconnut le moine, gêné, il balbutia :
"Com... comment le savez-vous ?"
Le moine ôta son capuchon. Il avait les yeux d'un bleu perçant, son regard était froid, sombre, sans âme : "Je vous observe, dit-il, je vous connais, nous sommes amis."
Au bout de quelques minutes de conversation, il avoua au jeune homme que c'était lui qui avait déposé la couverture devant sa porte. Le moine observa la blessure de Patrick et lui expliqua qu'il faisait désormais parti du clan :
"Quel clan ?" demanda Patrick étonné.
"Le mien, répondit le moine en se dirigeant aussitôt vers la sortie."
"Attendez ! Comment vous appelez-vous ?" interrogea fébrilement Patrick.
"Mon prénom est Thibaud, mais vous avez déjà entendu parler de moi…" puis il sortit. Patrick, inquiet, décida de rentrer chez lui. Au moins là, il se sentirait en sécurité. Du moins c'était-ce qu'il pensait.
Il était une heure du matin, Patrick n'arrivait pas à dormir, son front était en sueur, sa respiration haletante traduisait les sentiments angoissés qui le hantaient. Il se leva brusquement, alla jusqu'au lavabo pour s'asperger le visage d'eau. Mais en se regardant dans la glace, il eut peur : l'image que lui renvoyait le miroir n'était plus la sienne, mais celle d'un vieillard. Son visage était ridé, ses yeux cernés étaient rougis comme ceux d'Edith. Comme envoûté, il prit la couverture usée, puis sortit. Il n'était plus lui-même. Il ne ressentait plus rien, excepté une douleur indescriptible qui le poussait à agir ainsi.
Dès l'aube, ceux qui passaient dans le coin de la rue du Diable pouvaient entendre un vieillard crier : "Il est là ! Satan est là ! Ma jeunesse est morte en le voyant ! "
Puis une jeune femme s'approcha de lui et dit : "Vous me rappelez quelqu'un, il s'appelle Patrick Loisot, il est beaucoup plus jeune mais... Est-ce un de vos parents ?"
- Voulez-vous que je vous raconte mon histoire Angèle ?
"Comment connaissez-vous mon prénom ?"
La jeune femme, intriguée par cet homme qui lui rappelait son ami, entra avec lui dans l'auberge de la rue du Diable, cependant qu'un mystérieux moine les observait le sourire aux lèvres.
A.L (nouvelle écrite à 17 ans)
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